[Ce texte reprend des extraits du livre Agir pour un Monde Durable, paru en juin 2022 aux éditions Jouvence. Il a été rédigé par Pascale Fressoz, présidente de AIODD, et Corentin Biteau, vice-président France]

 

Nous avons tendance à voir l’homme comme étant une créature rationnelle, capable de faire les meilleurs choix pour privilégier ses intérêts à long terme. Mais si nous observons notre comportement, de sérieuses failles apparaissent. Ainsi, il s’avère que si l’on expose calmement à des personnes que leur style de vie conduit à une mort prématurée, par exemple en expliquant les conséquences néfastes de l’obésité, et qu’on observe ensuite leur comportement… on se rend compte qu’il n’y a généralement pas de différence dans leurs actions[2]. De même, la conscience de l’insoutenabilité écologique de notre situation actuelle ne déclenche pas nécessairement de réaction à la hauteur du danger. Comment expliquer cela ?

Les causes sont nombreuses (système économique court-terme, compétition globale, vision de la nature comme un puits à ressources), mais nous allons nous intéresser ici aux choses qui font que le cerveau a du mal soit à percevoir la menace, soit à agir même quand il a compris le danger encouru.

Le présent vs Le futur

Le neurologue Sébastien Bohler nous fournit un éclairage dans son ouvrage Le Bug Humain. Notre cerveau ayant été façonné par des millions d’années d’évolution dans la nature, il accorde beaucoup de valeur à certaines choses associées à la survie – sauf que ce sont souvent des choses immédiates. Notre cerveau reptilien va ainsi donner beaucoup d’importance aux récompenses rapides, et bien moins à celles plus lointaines : c’est la dévalorisation temporelle.

Les 5 moteurs que la partie primaire de notre cerveau, dite « reptilienne » (c’est une simplification mais elle est utile), va « récompenser » pour la survie et rechercher en priorité sont : la nourriture, le sexe, le statut social, l’information – et le moindre effort. Le circuit de récompense de notre cerveau s’allume chaque fois qu’on obtient un de ces éléments. On apprécie quand on mange des énergies hautement caloriques ou quand on obtient du statut.

Nous ne pouvions pas survivre sans cela. Seulement, maintenant, plus ces éléments sont en abondance, moins le cerveau sait se limiter. Il n’y a pas de « limite » intégrée qui va nous dire « stop ».

Cela explique beaucoup de nos comportements qui nous semblent incontrôlables, comme traîner pendant des heures sur les réseaux sociaux ou repousser une corvée au lendemain. C’est le même mécanisme pour l’obésité. Dans la nature, il est difficile de surconsommer et mourir d’un cancer à 60 ans n’y est de toute façon pas la plus grande menace, mais dans un monde d’abondance qui nous propose des fontaines de sucre et de sel quasi à volonté, cela pose problème.

Avoir plus n’est pas tout: il faut avoir plus que les autres

Plus important encore, nous recherchons du statut social. Notre cerveau envoie des signaux positifs quand nous faisons quelque chose qui est valorisé par les autres et la société. Pour une espèce vivant en groupe, c’est primordial pour la survie. C’est pourquoi avoir l’attention des autres est si important pour nous. Quand il s’agit juste d’avoir des conversations, aucun problème. Mais c’est aussi pour cela que certains passent leur temps sur les réseaux sociaux à la recherche de « like », ou l’attrait récent pour la fast fashion. Ceci pousse aussi de nombreuses personnes à chercher la gloire, la célébrité ou l’argent, symbole ultime du succès.

Le moteur est ici la comparaison : au-delà des besoins de base, il ne s’agit pas d’être à un niveau objectivement satisfaisant, il s’agit surtout d’être au-dessus des autres. Les possibilités de comparaison ont explosé durant les dernières années : les médias et internet nous permettent de voir quotidiennement des personnes plus riches, plus puissantes, plus célèbres et plus belles que nous.

Ce qui est frustrant, c’est d’avoir moins qu’eux, et on aura toujours moins qu’un autre. Car non seulement les inégalités explosent, mais notre exposition à ces inégalités explose également dans notre société de consommation où le nombre de milliardaires explose. C’est un problème car nos repères pour déterminer notre niveau « moyen » de réussite dans la vie se calibrent par rapport aux autres. Historiquement, c’était les membres de la tribu ou du village qui servaient de référence, pour estimer par exemple notre propre beauté ou notre richesse. Mais actuellement les références sont plutôt Tom Cruise ou Angelina Jolie – la situation est alors bien plus frustrante…

Comme un hamster qui tourne dans sa roue

Le cœur du problème, ce n’est pas seulement que ce système de récompense ne contient pas de limite inhérente, nous poussant à chercher des satisfactions éphémères à renouveler constamment. C’est surtout que, dans chaque situation, notre cerveau ne va nous récompenser que si nous obtenons plus que d’habitude.

A l’inverse, si nous recevons moins que la dernière fois, notre cerveau envoie un signal d’erreur :  la déception, la frustration. Tout dépend de nos attentes, en réalité, ce qui explique que même une augmentation durable de notre niveau de vie ne nous satisfait que pour un temps. Par exemple, pensez à un achat que vous avez fait il y a un mois. Etiez-vous significativement plus malheureux avant?

En rouge: Quantité d’argent que nous avons. En noir: Quantité d’argent dont nous pensons avoir besoin.

Cette découverte rejoint les vérités énoncées par les plus grands sages : « Celui qui ne se contente pas de ce qu’il a ne se contenterait pas non plus de ce qu’il veut avoir », disait Socrate. « Si vous n’avez pas ce que vous voulez, vous souffrez; si vous avez ce que vous ne voulez pas, vous souffrez ; même quand vous avez exactement ce que vous voulez, vous souffrez ; parce que vous ne pouvez pas le garder pour toujours ».

Après quelques mois passés avec une promotion ou une nouvelle voiture, notre niveau de bien-être revient à son niveau antérieur, sauf qu’on doit à présent fournir plus de travail pour maintenir ce nouveau rythme de vie, avec plus de stress et de pression. Et tout retour à une situation antérieure, perçu comme une sensation de perte, est une perspective intolérable. Ceci explique les efforts démesurés fournis par les milliardaires d’aujourd’hui, sauf quelques exceptions, qui courent encore et toujours après toujours plus d’argent, malgré le fait qu’ils aient largement de quoi satisfaire leurs besoins de toutes les manières imaginables. Leur cerveau, très entraîné à en vouloir plus qu’avant, ne peut que continuer dans cette quête effrénée.

Le fait que nous soyons si vite capables de considérer même des avancées extraordinaires comme étant « normales » devrait nous alerter. Cela signifie que les avancées technologiques, la consommation, le succès, ne peuvent pas apporter de bien-être sur le long terme, au-delà d’un seuil de sécurité alimentaire et physique nécessaire. C’est pour cela que dans les pays occidentaux, la satisfaction perçue stagne depuis des années 70, malgré un PIB qui a doublé entretemps. L’empreinte environnementale a elle aussi considérablement augmenté.

Qui aujourd’hui ressent de l’émerveillement face à des machines qui permettent de nous déplacer dix fois plus vite qu’à pied, protégés par le froid et les intempéries, bercés par la voix d’un artiste vivant à l’autre bout du monde, et guidés par une forme de magie qui nous dicte la voie à suivre dans des territoires inconnus (le GPS) ? Pas grand monde. Tout acquis devient immédiatement « normal ». Pendant ce temps, poussées par la recherche de statut social, les classes moyennes grandissantes des pays émergents cherchent à atteindre un mode de vie à l’occidentale, en pensant qu’il leur apportera le bonheur. Ce qui n’est pas certain…

Mettre en place des limites

Comment expliquer alors que de nombreux peuples et tribus avaient des modes de vie durables ? D’une part, le système de récompense de notre cerveau était souvent bridé par les limites physiques de ce qu’il pouvait obtenir. Quand on a peu de possessions, cela génère moins de convoitise et réduit les risques de conflits. Les religions, la culture et les valeurs morales d’alors n’encourageaient pas les comportements excessifs. C’est pourquoi ils avaient tendance à  accepter leur condition matérielle: il n’y avait pas plus, et pas à espérer plus non plus. En comparaison, le potentiel addictif des produits de consommation actuels (sucre, jeux vidéos, réseaux sociaux) est énorme et il est difficile de résister, surtout quand les entreprises sont en compétition pour attirer le plus de consommateurs possibles.

Dans de nombreuses cultures, comme l’accumulation matérielle n’était pas une option, on se redirigeait vers d’autres formes de bien-être plus authentiques, telles que la spiritualité, le relationnel, la contemplation, la joie du quotidien. Le fait de vivre dans la nature fait qu’il est bien plus facile de lui accorder de la valeur, de se rendre compte des problèmes que l’on encourt quand on la détruit, et de la protéger. Tous ces éléments font que la majorité des sociétés humaines n’ont pas détruit leur environnement. Les premiers défenseurs de la nature sont aujourd’hui les peuples indigènes.

Se libérer de la dictature du court-terme

Même aujourd’hui, nous avons tous en tête des personnes inspirantes qui agissent pour plus de durabilité, et qui bataillent pour protéger la nature et réduire les inégalités. Les grandes spiritualités, et des personnalités comme Gandhi, Jésus ou Bouddha ou Socrate ont souligné qu’il était important de volontairement réduire ses possessions matérielles pour ne pas tomber dans le piège du toujours plus.

En effet, le cerveau reptilien est un facteur qui pèse sur notre système de motivation, mais il est loin d’être le seul. Grâce à d’autres parties du cerveau comme notre cortex, nous avons la capacité d’intégrer le long terme dans nos décisions. Toutefois, privilégier le long terme se travaille et demande un certain entrainement, et c’est LA capacité à développer pour le futur. Le plus difficile est de savoir repérer quand nous sommes en train d’agir de manière automatique.

Hélas, les structures sociales, économiques, technologiques et culturelles actuelles nous poussent dans le sens inverse – favorisant toujours plus la rapidité et l’assouvissement des désirs à court terme. A ce titre, une autre menace se présente : les écrans. Ils sont conçus pour attirer notre attention, et pour la garder en nous fournissant de l’information instantanée. On checke donc notre téléphone régulièrement dès que l’on a une notification pour satisfaire notre soif d’information ou notre envie d’attention. Et dès que quelque chose de déplaisant ou frustrant se présente (un dîner ennuyeux, une file d’attente, le vide de notre existence…), il est terriblement facile de se rediriger vers un monde virtuel qui nous donnera de la gratification immédiate.

Devant toutes ces sollicitations, pas étonnant qu’en 10 ans la capacité de concentration moyenne ait chuté de 12 à 8 secondes. De plus, à force de naviguer dans les mondes virtuels, on perd sa capacité d’interagir avec la réalité. On a du mal à gérer notre frustration face à la difficulté d’y générer des changements (de manière rapide en tout cas) et il est très facile de se replonger dans l’océan des distractions dès qu’on entend une mauvaise nouvelle sur le monde. Le fait d’être de plus en plus coupé avec la nature rend également difficile le fait de la protéger: nous n’y vivons pas.

Avec tout cela, il est facile de comprendre pourquoi il est si difficile de prendre en compte le long-terme et les questions écologiques dans notre monde actuel. C’est encore plus dur quand le problème est loin dans le futur et l’espace, et très « flou » comme le changement climatique (voir Le Syndrome de l’Autruche de George Marshall).

Face à ce constat, que faire? Plusieurs articles abordent cette question épineuse.

Vous pouvez en savoir plus dans le livre complet, Agir pour un Monde Durable.

Cette vidéo en anglais retrace bien les problèmes en question (ainsi que dans le livre gratuit réalisé par l’auteur):

 

[1] Citation de Yuval Noah Harari, auteur de Sapiens

[2] New Scientist, Outsmart your brain, 27 Juillet 2019

 

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